Le Destin des Damnés

Havelock regarda autour de lui, les doigts crispés sur son arc. La violente secousse qui avait frappé la petite taverne n'avait pris fin qu'après plusieurs répliques et avait renversé une partie du mobilier. La foudre qui s'était abattue sur les Castanics s'était dissipée mais l'air restait chargé et une odeur nauséabonde y flottait. Il se précipita sur Calastra pour vérifier son pouls. C'était faible mais bien présent. Il remarqua les longues déchirures dans ses vêtements. Des volutes de fumées s'échappait de ses chairs. La foudre l'avait-elle frappée ?

Tous les Castanics présents dans la taverne étaient au sol ou recroquevillés sur eux-même. Plusieurs tremblaient encore de tous leurs membres. Seul lui et Zulfikar, le cuisinier Aman, étaient toujours debout.

« C'était la Lame Flamboyante de Kaia ! Qu'est-ce qu'il s'est passé, humain ? » Rugit le cuisinier. « Un instant Secundus hachait les légumes du ragoût et l'instant d'après il tremblait au sol, la foudre s'abattant sur lui. »

Havelock secoua la tête, les yeux plissés par la réflexion. « Je ne suis pas sûr. Tout le monde va bien ? Et toi ? S'ils sont blessés aide les comme tu peux. Je vais voir ce qu'il reste du village. »

Le cuisinier s'ébroua et secoua ses cornes. « Ca sent la magie noire. »

Havelock sortit de la taverne encore enfumée et s'engouffra dans l'air du soir.

Le Village de Glevum, point de jonction de cinq routes, se trouvait au nord de Deva Victrix, la capitale libre des Devas renégats. Plusieurs générations avant, le clan Castanic avait fui le sanguinaire Empire Devan et leur sombre déesse, Zuras. Ils errèrent sur les routes de Shara et prièrent le dieu-démon Lok de les guider. Lok les prit alors sous son aile, en partie pour leurs compétences reconnues d'artisans mais également pour contrarier Zuras.

Ce sont ses affaires qui amenèrent Havelock à Deva Victrix, mais finalement il appréciait les gens de Glevum et surtout la chaleureuse Calastra. Se faisant du soucis pour elle, et pour les autres habitants, il s'éclipsa dans la nuit et parti enquêter sur les récents évènements. Plusieurs corps immobiles jonchaient le sol du square. Les feux rouges arcaniques communs à toutes les villes Castanics étaient éteints. Mis à part un vint cinglant, il régnait un silence de mort.

Une porte en fer-forgé s'ouvrit et un prêtre sortit en trombe du temple. Ses vêtements étaient déchirés et accrochés autour de sa taille. Des cicatrices étranges, qui rappelaient des éclairs, zébraient son corps du torse jusqu'aux épaules. L'odeur de chair brûlée révulsa l'estomac de Havelock, mais il se précipita vers le prêtre.

« Est-ce que ça va ?! » Havelock s'ébranla, « Vous êtes blessé ! »

Le prêtre grimaça en secouant la tête. Ses grandes cornes retenaient les longues boucles blanches de ses cheveux et cela masquait ses yeux. « Vous ne comprenez pas. Quelque chose de terrible est arrivé. Nous avons été trahis ! »

Une heure plus tard tous les villageois s'étaient rassemblés sur la place, celle-ci était bondée. Les feux arcaniques étaient toujours éteints mais des lanternes et des torches éclairaient le rassemblement. Beaucoup affichaient une douleur évidente suite à leurs brûlures. Zulfikar, le cuisiner, se tenait près de Havelock, les bras croisés, les crocs et les griffes bien visibles. Havelock aidait Calastra de peur qu'elle soit trop faible pour tenir debout. La petite sorcière s'agrippait à lui mais ses yeux brillaient d'une lueur farouche.

Crius, le prêtre, se tenait au centre de la place. Il portait des vêtements neufs et s'appuyait sur un bâton. « Balder est mort. »

Un bruit stupéfait passa sur toute la foule. Balder, l'un des nombreux dieux de Tera, était vénéré par les mortels comme par les autres dieux.

« Lok a donné la Couronne de Phanés à Balder, cette couronne que nous avions forgé pour le guérir. Lok espérait soulager le fardeau de Balder mais elle n'était pas un remède, ça n'était qu'un piège. Nous avons utilisé nos compétences, notre magie, notre sang pour forger cet artefact et ça n'a servi à rien. Rien ! Balder était affaibli, et quelque chose de terrible est arrivé. C'est ce qui a ébranlé notre monde ce soir, et c'est pourquoi maintenant, nous souffrons, parce que nous avons créé cette Couronne ! » Crius s'arrêta, supportant silencieusement une nouvelle douleur fulgurante.

« Lok vit toujours ? » demanda une femme.

Crius hocha la tête. « Oui, mais il craint que cette trahison ne signe son arrêt de mort. »

« Qui... Qui a trahit Lok ? » demanda difficilement Calastra.

Crius secoua la tête, « J'aimerais bien le savoir. »

« Et maintenant ? » grogna Zulfikar. « Ce n'est pas comme si les Castanics avaient beaucoup d'amis. Vous êtes en danger. »

Les lèvres de Crius se tordirent. « J'ai reçu une lettre de mon Ordre. Un conclave aura lieu à Deva Victrix dans deux jours. A ce moment nous déciderons de la voie à suivre. »

Murmures et chuchotements s'élevèrent alors que la foule se dispersait. Certains restèrent pour interroger Crius tandis que d'autres s'entretenaient avec voisins et proches.

Havelock se pencha vers Calastra. « Le Fardeau de Balder ? »

Calastra arqua un sourcil. « Vous l'avez noté alors ? Le prêtre ne nous en dira pas plus mais il s'agit là d'un trésor fabuleux, d'un pouvoir immense. Alors que nous forgions la couronne, j'ai entendu deux prêtres en parler. La magnanimité de Lok ne va pas jusqu'à l'aide gratuite après tout. Avec ce trésor il pouvait prendre la première place parmi les dieux. »

Havelock renifla. « Ca lui ressemble déjà plus, en effet. »

« Etre un dieu-démon est un travail difficile » murmura Calastra. « Ce que je veux savoir c'est pourquoi seuls les adultes ont été touchés, aucun enfant ne porte de brûlure. Beaucoup d'entre nous, eux y compris, ont contribué à la création de la couronne, nous avons donné notre sang pour son pouvoir. Ma fille, Jocaste, va très bien. Elle a eu peur mais n'a rien eu. »

Havelock fronça les sourcils. « Quel âge a-t-elle ? Dix ans ? »

« Onze » répondit Calastra, « et elle a été parmi ceux dont on faisait couler le sang dans la forge. »

« On nous fait parfois des petites faveurs, chère Calastra » dit Havelock avec un haussement d'épaule. « Il ne faut pas remettre en question sa bonne fortune, réjouis toi pour elle ! »

Calastra inspecta sa main. « Ces brûlures, ces cicatrices, si elles sont une punition je doute que ma fille échappe à ses ravages. Je crains que le prix qu'elle ait à payer n'en soit que plus élevé. »

Havelock senti sa peur et la comprit. Il l'aimait d'autant plus qu'elle s'inquiétait mais il ne l'insulterai jamais en lui avouant. « Une Castanic, très sage, m'a dit un jour : Essayez de vous détendre et profitez de la crise. » Il sourit et lui fit un clin d'œil.

La mauvaise humeur de Calastra s'envola alors et elle se mit à rire.
Deux jours plus tard, dans la grande salle commune appelée « Forge du Destin », le clan Castanic se recueillait, ainsi qu'un certain nombre d'étranger y compris Havelock et Zulfikar. Certains étaient venus pour en apprendre plus sur la mort de Balder d'autres pour des choses plus futiles. Havelock réfléchissait, les Castanics étaient profondément indépendants et naturellement méfiants, malgré tout il pensait fermement que tous ensembles ils étaient meilleurs. Même s'ils ne l'admettraient jamais.

Sur l'estrade, les membres du Triumvirat débattaient haut et fort de ce qu'il fallait faire. Plusieurs prêtres partagèrent leurs idées à grand renfort de cris tandis que les magistrats hurlaient qu'il fallait se mobiliser et frapper préventivement ceux qui allaient se retourner contre les Castanics. Les Mystiques du Premier Cercle se trouvaient en face des prêtres et les apostrophaient avec tout une pléthore de termes colorés.

« Ca suffit ! » trancha une voix au travers du vacarme. « Les accusations ne nous amènent à rien. Il est temps de prendre une décision. » Severina, Primus du Triumvirat, jeta un regard sévère sur toute la foule. « Nous avons joué un rôle dans la mort de Balder, et cela a laissé ces cicatrices indélébiles que nous portons dorénavant dans nos chairs. »

« On nous a utilisé ! » s'énerva un mystique. « Pourquoi devrions-nous en endosser la faute ? Les dieux ne nous ont rien apporté d'autre que la souffrance ! Il faut leur tourner le dos ! »

« Lok a été trompé » contra un magistrat. « Même s'il est chassé nous ne pouvons pas attendre que les Humains ou les Barakas se décident. Nous devons frapper les premiers. L'initiative seule peut nous sauver ! »

Zosime, le principal rival de Severina, prit la parole. « Deva Victrix est un passage important pour le commerce et l'artisanat. Mais ça n'est pas une forteresse comme Kaiator. Nous ennemis écraseront cette ville comme on marche sur un fruit trop mûr. Les Hauts-Elfes doivent saliver d'avance de pouvoir nous abattre ici.

« Alors nous les affronterons ! » Grogna le magistrat Prinasus en piétinant le sol avec sa grande hache. Un chœur d'acclamations se fit entendre entre les détracteurs et les adeptes de la manière forte.

« Nous ne sommes pas prêts ! » cria une voix.

« Eux non plus ! » contra Prinasus. « Nous avons une chance sur deux. Nous luttons ici et nous gagnons ou alors nous mourrons ici ! »

« Ou alors nous partons »

La voix de Calastra brisa le vacarme ambiant. Havelock la fixa, étonné. Il n'y avait que grâce à la magie que sa voix avait pu s'amplifier autant. La foule se dispersa alors que la sorcière s'avançait. Des regards soupçonneux la suivaient de près mais sa démarche était assurée et elle monta sur l'estrade.

« La mort de Balder va tout bouleverser. Les prêtres le savent. Les mystiques le savent. Tous, aujourd'hui, nous pouvons sentir cette vérité jusque dans nos os. »

Zosime et Severina échangèrent quelques paroles basses. Miriya, Troisième du Triumvirat, se tenait à l'écart et observait attentivement Calastra.

« Nous ne pouvons pas lutter contre toutes les autres races. Si nous avons appris quelque chose des Devas, c'est qu'une race isolée n'a aucune chance de survivre. » continua Calastra.

« Vous croyez que nous avons peur ? » renifla Prinasus. « Enfer et Damnation ! Nous ne sommes pas des lâches ! »

Calastra sourit faiblement. « Votre courage est immense, mais notre force ne saurait suffire. Nous ne tremblerons pas mais à présent il va nous falloir être malins et non plus ne compter que sur nos muscles.

Severina s'avança et s'adressa directement à Calastra. Elle ne haussait pas la voix, mais la salle était si calme que ses paroles portèrent. « Et où irions-nous ? Deva Victrix est notre foyer depuis trois générations. Encore une fois, nous devrions repartir de zéro ? »

« S'il le faut, oui. Nous laisseront Shara derrière nous. Arun est une frontière ouverte et si nous restons tranquilles en traversant le territoire Popori je doute qu'ils prennent les armes contre nous. »

« Et les humains alors ? » ricana Zosime. « Vous croyez qu'ils vont nous laisser passer comme ça, sans rien dire ? »

« Je vais parler de ce point là » dit, à voix haute, Miriya. « Les êtres humains ont migré vers Arun, mais ils restent désorganisés. Si nous agissons rapidement, sans attirer l'attention, nous pourrons traverser leurs terres.

« Alors nous allons fuir ? Sans même nous battre ? » Le magistrat hurlait, incitant les autres à faire de même.

« Il n'y a aucun honneur à mourir inutilement » rétorqua Severina. « Quoiqu'il arrive notre clan doit survivre. Réfléchissez, magistrat, réfléchissez avec votre tête pas avec les vieilles pierres de votre ville ! Si nous mourrons inutilement au combat, qui chantera nos chansons ? Qui portera fièrement nos bijoux ? Qui pleurera sur notre sort ? »

Un silence pesant s'abattit sur la foule. Les expressions étaient minées et les postures tendues. Toujours debout au milieu de la foule, Havelock perçut l'importance capitale de ce moment. Peu importe le choix qui serait pris, l'histoire était en train de s'écrire sous ses yeux. Calastra redescendit de l'estrade et se dirigea vers lui, un air ironique sur le visage.

« Vous avez bien parlé » murmura t-il à son attention. « Sagement même. »

Calastra renifla. « C'était égoïste. Je n'aime pas donner des ordres. Je ferai un bien piètre soldat. »

Le Triumvirat s'est rassemblé. Ils ont conversé à voix basse. Les magistrats, les prêtres et les mystiques les regardaient en silence. L'ensemble du clan Castanic retenait son souffle, ses opinions, ses préjugés. Toutes leurs peurs étaient exacerbées, la tension était à son comble.

Finalement Zosime parla premier. « Rassemblez ce que vous pouvez. Nous quittons Deva Victrix. Si nos ennemis viennent ils ne doivent rien trouver, pas même nos traces de pas. »

Miriya s'avança, « Notre clan n'a jamais eu peur de tracer sa propre voie. Peut-être avons nous tort ou raison mais un acte terrible a été commis et c'est notre sang qui nous lie à cet acte. Les dangers auxquels nous sommes désormais confrontés sont grands mais nous feront face, unis. Nous sommes peut-être seuls, mais nous sommes ensembles ! »

Pour finir, Severina pris une dernière fois la parole. « Nous allons nous disperser aux quatre vents jusqu'à ce que nous puissions nous réunir en sécurité sur Arun. Nous résisterons à cette tempête, nous surmonterons ce défi. Nous forgerons notre propre destin car c'est le destin des damnés ! »

Dix mille voix répondirent comme une seule à son appel. « C'est le destin des damnés ! »

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